"L’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre, car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens " nous dit Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Si ce thème de l’amitié occupe une telle place dans l’œuvre du philosophe, c’est qu’il touche à quelque chose d’essentiel : il n’y a de bonheur que partagé.
Trouver son bonheur à travers l’autre : quelle idée saugrenue !
Qu’ai-je besoin de l’autre, qui ne partage ni mes émotions ni mes pensées, pour être heureux ? A tout le moins puis-je partager avec lui quelques intérêts communs, des objectifs ouverts à la coopération, une réciprocité de services rendus… Mais ce n’est pas ce qu’affirment les sagesses qui ont traversé les siècles et les continents. Il n’y a pas de bonheur solitaire, pas de bonheur sans l’autre, sans ce lien subtil d’individu à individu que l’on nomme amitié.
Cet enseignement de sagesse, malgré son apparente simplicité, est profondément paradoxal ; c’est la raison pour laquelle il est si dur à vivre.
L’amitié est supérieure à la justice
"Des amis n’ont pas besoin de justice, nous dit Aristote, alors que des justes ont besoin d’amis". Si l’amitié est supérieure à la justice, elle mérite doublement notre intérêt. « L’amitié est supérieure à la justice », cela signifie qu’entre amis il n’est pas besoin de lois. Entre amis, pas de chichi : on ne calcule pas, on ne négocie pas – on offre, on sacrifie. Pas de conventions, pas de contrats – la confiance suffit. L’amitié est un lien d’âme à âme, un élan de spontanéité qui surpasse les transactions de corps à corps et les doutes pesants. L’amitié peut être ainsi le véhicule d’une prodigieuse énergie collective, car elle permet de mutualiser les forces en évitant les dissipations inutiles. Chacun ayant pour but le bonheur de l’autre, les travaux sont exécutés sans arrières pensées – on ne perd pas son temps à mesurer ses efforts ni à évaluer ses gains. Bien évidemment, dans la vie quotidienne, on rencontre peu d’exemples d’une telle amitié qui fait fi des intérêts particuliers. Pour le philosophe, il s’agit donc de comprendre ce qui, dans l’amitié véritable, peut garantir une telle confiance.
Toutes les amitiés ne se valent pas
Selon Aristote, il existe trois sortes d’amitiés dont les objets respectifs sont le bon, l’agréable et l’utile. A ses yeux, seule l’amitié selon le « bon » mérite de porter le nom d’amitié véritable, car elle souhaite le bien à ses amis pour eux-mêmes et pas pour ce qu’ils nous procurent.
Les deux autres (selon « l’agréable » et « l’utile ») ne peuvent garantir qu’une confiance temporaire, qui dépérit à mesure que la jeunesse se fane ou que les vicissitudes de la vie privent un individu de sa force de travail ou de sa richesse. L’agréable et l’utile sont, comme les désirs et les besoins, soumis à la grande loi de l’impermanence. Ainsi ils ne peuvent être les objets d’amitiés durables, propices au bonheur et à la confiance réciproque en toutes situations. Ainsi parle Aristote : « Ceux qui veulent du bien à leurs amis pour eux-mêmes sont les amis véritables ; car c'est par leur nature qu'ils sont tels, et non par l'effet des circonstances. Leur amitié dure donc tout le temps qu'ils restent vertueux ; et le propre de la vertu, c'est d'être durable. »
Le secret de l’amitié
Aristote nous livre le secret de l’amitié : c’est la vertu, c'est-à-dire le meilleur de soi mis au service de l’autre.
La vertu, telle que l’entendaient les Grecs, n’est pas une forme d’orgueil moraliste et ennuyeux, ou de soumission à des règles de comportement rigides.
Bien au contraire, la vertu est un pouvoir, une énergie de l’âme bien canalisée qui permet à chacun d’assurer pleinement son rôle et de contribuer à l’harmonie générale.
Le courage et la générosité, par exemple, sont des pouvoirs intérieurs qui peuvent servir au bien d’autrui.
Amitié ou fraternité ?
La vertu exprime le meilleur de nous-mêmes au bénéfice d’autrui. C’est pour cette raison que Montesquieu considérait la vertu comme le principe même de la démocratie : dès lors que le pouvoir est partagé entre tous les membres d’une société, le bien commun dépend de la disposition de chacun à donner le meilleur de lui-même en toutes circonstances, à se préoccuper toujours du bien collectif avant de songer à son bien individuel. De la vertu dépend ainsi cette fameuse « fraternité » dont les Français ont fait une part de leur devise – cette amitié supérieure, au-dessus des distinctions d’origines, qui réconcilie l’égalité avec la liberté.
Facebook a-t-il détruit l’amitié ?
Nous sommes aujourd’hui les témoins de l’apparition d’une nouvelle sorte d’amitié : l’amitié virtuelle des réseaux sociaux. En quelques clics, on enrichit son compteur d’amis virtuels et on communique avec le monde entier. Cette amitié dématérialisée pourrait passer pour une amitié plus profonde, plus spirituelle… Il n’en est rien : elle n’est que le moyen d’un consumérisme de l’amitié, basée non pas sur l’être et la vertu mais sur le paraître et la frivolité, où chacun peut à la fois dissimuler ses émotions et les exprimer outrageusement.
Les liens se font et se défont selon l’humeur de l’internaute qui pianote derrière son écran.
Nous n’avons jamais eu autant de relations et si peu d’amis. La technologie censée rapprocher les hommes a dressé des barrières et interposé des filtres entre eux : l’individu isolé peut dès lors cultiver son égoïsme à l’abri des engagements et des devoirs qu’implique la vie en société. On comprend ainsi l’importance d’interroger les liens qui unissent les hommes. Les problèmes d’ordre économique et écologique ne sont-ils pas les symptômes d’une crise plus profonde : une crise du lien à soi et du lien à l’autre – une crise de la vertu et de l’amitié ?
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