Rencontre avec Fernand Schwarz, président-fondateur de Nouvelle Acropole en France, auteur de « La symbolique des cathédrales, visages de la Vierge » Editions 8e jour
Acropolis : Dans votre ouvrage, qui est à la fois un livre d’étude et un livre d’art, vous présentez le temps des cathédrales comme une période de rupture alors même que le concept de cathédrales existait depuis longtemps. Qu’en est-il ?
Fernand Schwarz : La notion de la cathédrale est en effet très ancienne. Les premiers évêques de Rome parlent déjà de la cathèdre et les cathédrales existaient sept ou huit siècles avant l’époque gothique. Simplement l’époque gothique va donner à ce mot un sens nouveau. Tout d’abord la forme même de la cathédrale est une forme inédite, car l’art gothique est une véritable innovation dans l’architecture occidentale, même s’il contient des éléments d’architectures précédentes. La forme acquiert une puissance énorme, car surélevée. La cathédrale se détache du bourg. D’autre part, le temps des cathédrales accompagne un changement de la société. C’est le retour de la ville après des siècles de dépeuplement. Et l’on voit la ville renaître autour des cathédrales gothiques.
A : Pourquoi les cathédrales gothiques sont-elles nées en France ?
FS : Il est vrai qu’au départ on appelle l’art gothique, l’art de France, qui va symboliser la France dans l’Europe de cette époque. Ce n’est qu’à la Renaissance que l’art gothique prendra ce nom, qui était en réalité une dénomination péjorative pour dire art barbare. Le grand personnage de l’époque est Suger. Suger inscrit dans l’art gothique tout le programme de la civilisation française, l’union du roi avec Dieu, c’est-à-dire le roi chrétien au service du peuple de Dieu, mais aussi une nouvelle vision de la foi qui s’appuie sur la théologie de la lumière. Cela donnera le programme pour l’Europe pour la deuxième partie du moyen âge. C’était un nouvel humanisme qui engendra une métamorphose complète. Car à partir du XIIe siècle c’est une autre Europe qui se met en place dont la France est le fer de lance.
A : Où donc est née la première église gothique en France ?
FS : A Saint-Denis. Saint-Denis est la première église gothique, bien qu’elle n’ait pas été une totale innovation architecturale. En effet les composantes architecturales du gothique existent avant Saint-Denis. On trouve déjà dans le style anglo-normand ou bourguignon des voûtes et des nervures, comme les croisées d’ogives des cathédrales du Mans et d’Angers. Mais ces composantes ne sont pas ordonnées comme le fera Suger dans une architecture qui permet d’exprimer une nouvelle vision métaphysique qui est la théologie de la lumière. Dans cette vision métaphysique, Dieu est lumière et la nature participe de celle-ci. La lumière est l’intermédiaire entre Dieu et les hommes. La quête de l’homme devient donc celle de
s’éclairer pour parvenir jusqu’à Dieu. Plusieurs personnages historiques ou mythiques appelés Denis vont être amalgamés en une seule figure qui apportera une puissance mystique, théologique et politique à la Basilique de saint-Denis : d’abord le personnage Saint Denis, qui convertit la France au Christianisme au IIIè siècle, devint le patron de la maison royale et dont l’Abbaye gardait ses reliques qui furent depuis vénérées. Celui-ci fut aussi identifié au théologien oriental, appelé Denys ou le pseudo Aréopagite puisque dans ses textes du V/VI siècles il fait une série d’allusions qui le confondirent avec un personnage contemporain des Apôtres, Denis, écrivain mystique des premiers temps du christianisme.
A : Comment Suger parvient-il à l’architecture gothique ?
FS : A partir de cette théologie de la lumière précisément. Suger ne part pas d’une base technique. A partir d’une vision métaphysique, il fait un choix technique. Pour lui, la question première est de faire entrer la lumière dans l’édifice. C’est là qu’il constate que les éléments anglo-normands permettent de construire un bâtiment sans murs. Il va donc les remplacer par des fenêtres : les vitraux sont nés. C’est ainsi qu’il fait le déambulatoire du chevet de Saint- Denis où la lumière pénètre jusqu’au centre sans entraves. On n’est plus dans l’église romane claire-obscure. Les rosaces remplacent les anciennes ouvertures du roman. Les murs deviennent des murs de lumière. La technique sert ici à exprimer l’idée. Dans le fond la révolution des cathédrales est mystique et pas technique.
A : L’Abbé Suger est-il seul pour réaliser cette révolution ?
FS : Il va s’appuyer sur deux autres personnages qui sont aussi ses amis, les évêques Godefroy, de l’Ecole des Chartes qui joue un rôle très important, et l’évêque de Sens, Henry. Ce sont eux trois qui vont mettre en place la révolution métaphysique. Tous trois sont des néo-platoniciens et avec le peu de textes à leur disposition, comparativement à ce qui sera disponible à la Renaissance, ils parviendront à une compréhension mystique remarquable.
A : Votre ouvrage s’intitule aussi «visages de la Vierge». Quelle est l’importance de la Vierge dans les cathédrales ?
FS : Pendant l’époque romane, tout va vers Dieu et il n’existe pas de salut sur terre. Au temps du gothique, la question est l’incarnation et la médiation entre Dieu et la terre. Comment la vie peut-elle exprimer la joie ? Le symbole qui incarne ce changement est la Vierge Marie.
Il faut se représenter qu’entre le XIIe et XIIIe siècles, presque 200 églises furent construites au nom de la Vierge.
A : Visages de la Vierge au pluriel signifie-t-il qu’il y aurait plusieurs Vierges ?
FS : A l’époque romane on a une représentation de la Vierge en majesté, qui porte l’enfant roi et qui est lié à une symbolique cosmique. Elle est associée à la Vierge noire, substance primordiale qui fait naître le roi du monde. Elle est associée au nord, le lieu où la lumière va naître et aussi au sous-terre, car le monde souterrain est comme le ciel inversé, le monde des origines et le lieu de germination de la vie. La Vierge du gothique est représentée par les artistes non plus assise mais debout. C’est la matière en ascension. Elle se relève de son siège. Sa tête est couronnée symbolisant la substance purifiée, le péché d’Eve rédimé. Elle fait le lien entre le ciel et la terre. Elle n’est plus matrice, mais vierge-mère, qui porte d’une main son enfant et de l’autre la rose et la croix, ou le lys, qui symbolisent l’épanouissement de la substance dans la nature. Elle est appelée vierge de tendresse, et assume une fonction plus affective, médiatrice qui démontre la possibilité d’une rédemption. On l’appellera aussi vierge blanche pour la distinguer de la vierge noire. On retrouve ces différentes fonctions, par exemple, à Notre-Dame de Paris, où sur la façade de droite dite de Sainte Anne elle se trouve en Majesté, associée à la naissance cosmique, et sur la façade de gauche, la Vierge de Tendresse sur le pilier porte la rose-croix. Dans le portail central elle se trouve, couronnée suite à son Assomption, à la droite du Christ.
A : Quel est le rôle particulier de Chartres ?
FS : L’église mariale par excellence est Chartres, alors que Saint-Denis est la cathédrale royale. Chartres était un lieu de pèlerinage très important pour la France et pour l’Europe. Cette église fut construite sur un ancien lieu de culte de la Gaule et sur les cendres de l’église romane. A cette époque, Chartres gardait une relique qui était le manteau de la Vierge. Vers le XIIe siècle un incendie réduisit en cendres l’église, causant une immense désolation parmi la population. Mais un jour ou deux après, un prêtre apparut avec le manteau de la Vierge sauvé des cendres. Ce miracle de la Vierge désigne alors Chartres comme son temple. On pensait même que la Vierge avait permis la destruction de la basilique pour exprimer son désir d’une nouvelle église. Cette histoire eut un impact énorme car tous les princes d’Europe firent des dons pour la construction de la cathédrale de Chartres, y compris les Anglais qui à l’époque étaient en guerre contre la France. Une histoire à méditer.
Propos recueillis par Isabelle OHMANN
Article paru dans la revue Acropolis N°177 (mars avril 2003)